1989-2019 : trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin.Trois décennies à explorer les conséquences d’un événement politique de cette magnitude, de cette brutalité. Sous prétexte de les refléter, de les dénoncer, de les révéler sous un jour pire ou tamisé, de tirer un plaisir et des revenus des multiples et multidirectionnels effets de ce trauma, que nous permet d’en savoir le roman policier ? Comment à travers des fictions le lectorat francophone s’est-il représenté ce qui s’instituait à l’est de pouvoirs, contre-pouvoirs, fonctionnements et dysfonctionnements, après la longue période de méconnaissance qui, de ce côté-ci du Rideau de fer, avait alimenté une impression de quasi-figement de l’autre côté ?
Tout d’abord, pourquoi le roman policier ? Si l’on s’en tient pour l’instant à la seule Russie, après la période soviétique, pendant le chaos politique et économique de la décennie 1990 (entre 1990 et 1998 le PIB a plongé de 45 %), l’espérance de vie s’était notablement réduite, surtout pour les hommes : 63 ans (contre 72 pour la moyenne européenne et 77 pour la moyenne française[1]) – le taux de mortalité s’établissant à 15 ‰, le taux de natalité à 9 ‰. Si aujourd’hui les choses s’améliorent, la Russie partait de loin : outre l’alcoolisme de masse, le suicide et les déficiences du système de santé (notamment face à la tuberculose et au Sida), ce sont les morts violentes qui plombaient ces statistiques – 28,4 homicides pour 100 000 habitants en 2000, 38,4 suicides pour 100 000 habitants en 2002 (quatre fois plus qu’aux États-Unis, pourtant réputés violents!) Cette décennie de transition voyait donc la montée en puissance de deux préoccupations sociales majeures : l’augmentation du risque et la diminution de la protection, l’ubiquité de la mort violente et la déliquescence de l’État. Le roman policier, genre du dysfonctionnement social, avait là matière à s’inspirer, que ce soit pour prolonger le désarroi ou pour fournir de la consolation. De plus, la demande allait en faire une locomotive économique pour l’édition. Et, bénéfique retombée, la culture populaire russe s’appropriant le genre, le roman policier, s’appropriait du coup ses codes et le modèle américain qui s’y était imposé depuis le milieu du siècle dernier ; elle pouvait faire entendre sa voix dans le concert de la mondialisation.
Par ailleurs, après la période soviétique pendant laquelle le roman policier avait constitué un secteur du marché noir – les livres se vendaient sous le manteau près des grandes librairies et autres lieux publics par les spekuljantitolérés (et taxés) par la police, la Perestroïkapoussant à la libéralisation de l’édition dès 1988 et l’abolition de la censure l’année suivante, le retour de l’industrie du livre à l’économie de marché[2]et la foisonnante création de maisons d’édition allaient provoquer une explosion de la lecture populaire[3]. C’est par le circuit des kiosques vendant pêle-mêle alcools occidentaux et romans pornos, lingerie, vaisselle et Harlequins traduits, que l’appareil de production prenait conscience de la demande – certains propriétaires de kiosques allant même jusqu’à acheter la totalité d’un tirage prometteur pour bénéficier de l’exclusivité ; alors que le circuit des librairies fonctionnant encore top-to-bottom, du producteur au consommateur, prenait du temps à s’ajuster à cette nouvelle réalité et perdait nombre de ses collaborateurs compétents attirés par l’attrait de l’argent rapide et facile à faire dans l’édition privée. C’est dans la distribution, à la va-comme-je-te-pousse dans des marchés urbains, plus animée par la logique du bon coup que par celle de l’instauration d’un système, que la culture maffieuse n’avait pas tardé à s’implanter ; et grâce à de nouveaux auteurs et une meilleure compréhension non seulement de la demande[4]mais aussi des aspirations d’un lectorat avide que quelques éditeurs, comme Eksmo[5]ou Vagrius, allaient s’imposer. Allaient en outre s’imposer comme genres à succès aussi bien detektivque boeviki ; allaient s’imposer comme consolation les thèmes de la violence réparatrice de l’appareil policier légitime et les thèmes de la violence réparatrice de loups solitaires, les flics pris entre deux périls, l’arbitraire et la corruption, et les sortes de Rambos de retour d’Afghanistan, mandatés par la seule légitimité éthique des valeurs soviétiques disparues, avec bien peu d’espoir de retour à partir de la disparition de l’Union soviétique en 1991. Si l’on s’en tient au detektiv, à la violence policière légitimée par la loi, parallèlement au succès de la traduction des Poirot d’Agatha Christie, allait s’imposer comme best-sellernotamment la série des enquêtes d’Anastasia Kamenskaïa – proceduralssignés Alexandra Marinina, laquelle avait fait une carrière d’officier de police criminelle.
Alors, cette représentation que le lectorat occidental peut se faire des dysfonctionnements criminels des pays de l’ex-bloc de l’est par le truchement de l’inspiration policière est-européenne, serait-elle affaire de représentations sociales communes, à la Serge Moscovici ? D’imagologie, de représentations littéraires, éventuellement croisées, à la Daniel-Henri Pageaux ? Sans doute ; mais surtout affaire de conditions de possibilité d’une rencontre entre des romans de l’est et des lecteurs de l’ouest et affaire d’actes de lecture individuels, singuliers. C’est évidemment par la traduction que des romans issus des pays de l’ex-bloc de l’est pouvaient rencontrer un lectorat francophone. Ce dernier perçoit-il les effets de filtrage en amont, moins dans le processus impliquant les traducteurs que dans leurs choix de traduire tel roman et le choix des éditeurs de donner ou non sa chance à un roman traduit en décidant de le publier ou pas. En s’exportant, en rejoignant le marché mondialisé de la fiction policière, ces romans accèdent désormais aussi bien à des lecteurs francophones occasionnels qu’à des habitués du genre, à des lecteurs choisissant de les lire par la curiosité qu’éveille chez eux cette partie du monde ou par celle qu’éveille chez eux son acculturation au polar. Déjà Vincent Descombes (1995) place la construction mentale d’une image de l’Autremoins dans le for intérieur cognitif que dans une sorte de dialogisme universel. Mais aussi, évoquant telle ou telle réalité est-européenne, les traductions venues de l’est voisinent maintenant avec des romans écrits en occident instituant cette même réalité en référent de sa fiction. « Polar de l’est en français » regroupe aussi bien des romans venus d’Estonie, d’Albanie, de Russie, de Pologne, que des romans écrits en français par des auteurs mono- ou biculturels (familiers d’une ou plusieurs cultures est-européennes) et des romans traduits en français à partir d’une autre langue occidentale. Certains auteurs occidentaux postérieurs à la culture de la Guerre froide avaient en effet eux aussi fictionnalisé les dysfonctionnements des sociétés ex-communistes, de manière parfois informée, parfois fantaisiste, portés soit par cette extension géographique et culturelle du champ de l’imagination après la chute du Mur soit par son affinité élective avec une culture pas initialement la sienne. Les romans de toutes ces sources entrent en dialogue dans l’expérience de lecture du lecteur qui les lit en français – dialogisme global…
« Polar de l’est en français », donc. Le projet serait de passer de la définition extensionnelle proposée ci-dessous à une définition intensionnelle. Définition extensionnelle ? C’est le corpus que nous avons colligé. Début de la visite guidée.
Le noyau en est constitué de romans issus de cultures de l’ex-bloc de l’est publiés en traduction française après 1989 en France, en Belgique, en Suisse et au Québec auxquels nous comparons deux autres groupes de romans : ceux de cette même origine mais traduits antérieurement à la date de la chute du Mur de Berlin, et ceux d’auteurs occidentaux parus en français ou en traduction française dans lesquels l’intrigue a des ramifications dans les pays de l’Europe de l’est ou des effets à l’ouest dont les causes se situent à l’est.
Cet ensemble permet de contraster deux périodes de durée comparable 1964-1989 et 1990-2018. Sur les 28 titres parus pendant la première, 13 étaient traduits de pays du bloc de l’est (11 du russe, 1 de l’albanais, 1 du polonais) alors que 15 (dont 1 traduit du suédois, 8 de l’anglais et 6 écrits en français). Dans seconde période, l’augmentation et la diversification sont sensibles : on recense en effet 147 titres traduits de pays de l’ex-bloc de l’est (107 du russe, 16 du polonais, 11 de l’albanais, 9 du roumain, 7 de l’estonien, 4 du bulgare, 2 du letton et du magyar, 1 de l’ukrainien, du lituanien et du tchèque) – soit 11 fois plus que dans la période précédente – et 205 romans occidentaux racontant des histoires est-européennes (dont 87 romans en français, 94 traduits de l’anglais, 11 de l’allemand, 7 du danois, 4 du suédois et de l’italien, 3 du norvégien, 2 du finnois et de l’islandais) – soit 13 fois plus que dans la période précédente. Cet ensemble permet aussi de constater que dans plus de 55% des cas, les histoires est-européennes sont racontées par des romanciers occidentaux.
Deux autres traits généraux caractérisent cet ensemble : la faible notoriété accordée à cette production par l’institution spécifiques au roman policier et l’irrésolution de l’appareil éditorial à la faire connaitre. Comme si l’existence d’auteurs et de séries best-sellers y suffisait, comme si la disparité de ces romans (langues, origines nationales, notoriété des auteurs et des éditeurs…) empêchait de percevoir l’ensemble dont ils relèvent. Le discours d’accompagnement ne le fréquente guère, ce qui est notable puisque le genre policier depuis plus de trois décennies avait finalement suscité l’attention des chroniqueurs médiatiques et la curiosité de la critique universitaire, sans doute à cause de son succès commercial et d’un significatif virage ayant reconfiguré les relations entre culture médiatique et culture d’élite. Le mérite de jouer les éclaireurs doit d’autant plus être reconnu non seulement à des traductrices proposant les premières cartographies, comme Hélène Mélat (1998) et ElenaBaraban (2005) pour Alexandra Marinina ou la regrettée Christiane Montécot (1998) pour le roman noir albanais, mais aussi à des critiques américains plus attentifs, comme AnthonyOlcott (2001), Eliot Borenstein (2007) ou Boris Dralyuk (2012).
Passons dessus sans nous y arrêter pour surtout souligner que c’est de dispersion que pâtit le plus l’arrivée du polar de l’est dans le marché francophone ; sans une collection spécialisée (voire quelques collections), pas d’identification et de reconnaissance faciles de ce sous-ensemble. Dispersion double, chez de nombreux éditeurs et dans de nombreux lieux d’édition. Il y a bien la fidélité de certains éditeurs de collections spécialisées à des séries (comme les Presses de la Cité et 10/18 à celles de Boris Akounine, d’Elena Arseneva et William Ryan, la Librairie des Champs-Élysées à celle de Stuart M. Kaminsky, le Seuil à celle d’Alexandra Marinina, Anne Carrièreà celle sur l’inspecteur Pekkala de Sam Eastland, Marabout à celle sur le commandant Jana Matinova de Michael Genelin…) À côté de ces éditeurs bien implantés dans le genre (auxquels on peut ajouter les plus minces contributions du Fleuve noir, Pocket, Albin Michel, Stock, Métailié, Calmann-Lévy, Ramsay) il y a aussi de plus modestes structures comme Liana Levi, Sonatine, Moisson rouge, Piranha, Macha Publishing ; en province Actes Sud à Arles, Mirobole à Bordeaux, les Éditions de l’Aube à La Tour-d’Aigues,Agullo àVillenave-d’Ornon et, plus modiquement, Krakoenà Bihorel, Verdier à Lagrasse, Jugal à Marseille, L’atelier Mosésu à Saint-Romain-de-Colbosc; en Suisse, Noir sur blanc (et les Syrtes), en Belgique Genèse (et Memory Press), au Québec Édito (et Sedes). À la dispersion s’ajoute donc les fortes disparités des éditeurs en matière de notoriété et de diffusion.
Dispersion et disparités de la notoriété et de la diffusion s’aggravent de maladresses éditoriales, de ratés, de choix parfois questionnables, parfois malheureux. À partir du seul titre de Darja Dontsova paru en français, chez un minuscule éditeur qui ne semble pas avoir publié d’autres livres, les éditions du Bouvier, difficile de concevoir que, par leur humour, ses comédies policières sont connues comme le loup blanc en Russie, voire qu’avec la série d’Alexandra Marinina, c’est cette série « Dacha Vassilieva » si chichement représentée en français qui avait établi la maison d’édition Eksmodans les années 90. À partir du seul titre de Ben Pastor paru en français chez Actes sud, difficile de concevoir qu’il est extrait d’une série de 13 volumes des enquêtes militairesde Martin Bora, entre 1937 pendant la Guerre d’Espagne et l’Italie de 1944. En fait, l’intégration biographiquesemble apparemment bien secondaire pour les directeurs de collection si l’on considère le choix de la Série noire de bien faire paraitre les cinq volumes de la série « Eberhard Mock » de MarekKrajewski, mais dans le désordre – et eny impliquant quatre traducteurs différents. La continuité d’une série peut se brouiller si la malchance s’en mêle, comme pour la série « Leo Demidov » de Tom Rob Smith dont le premier volume a paru chez de Noyelles et les deux suivants chez Belfond…
Tous ces obstacles ont plutôt suscité détermination que découragement devant cette tâche. L’idée avait germé suite au colloque de Debrecen « Réseaux, diffusion, acculturation », organisé en 2014 par l’un d’entre nous, Sándor Kálai.Y avait émergé l’idée que si la culture de masse s’était implantée en un demi-siècle à partir des années 1840 dans une Europe industrialisée et urbanisée, en pleine acquisition d’outils comme l’école qui alphabétise et apprend à lire, la poste qui universalise et multiplie les types de correspondances, la presse qui reflète, questionne, voire institue l’actualité et les chemins de fer qui acheminent lettres et journaux partout dans l’espace national, elle n’avait pas trouvé réunies partout également ses conditions de possibilité. Jean-Claude Vareille (1994) etJean-Yves Mollier (2006) les avaient fermement liées à l’appropriation individuelle de la lecture. Or avant la Première guerre mondiale, l’instruction universelle n’était pas acquise en Europe du sud et de l’est (si l’on exclut l’empire austro-hongrois, multinational et multilingue), ni une presse libre et diverse mue par la logique massmédiatique, ni des industries culturelles du loisir et de la performance s’adressant au plus grand nombre (matches sportifs, Expositions universelles, pièces de théâtre, spectacles de cirque, de café-concert, de music-hall…), ni une littérature de grande diffusion, avec ses genres populaires et son tropisme à la transmédiatisation. Le XXesiècle allait progressivement changer la donne. Ainsi, en 2011, les chiffres du Programme des Nations unies pour le développement montraient que le taux d’alphabétisation entre pays de l’ex-bloc de l’est étaient compris dans une étroite et haute fourchette (entre 97,1% pour la Macédoine et 99,87% pour l’Estonie).
[1] En 1998 : 66,7 en Moldavie, pays à la plus faible espérance de vie en Europe de l’est (66 en Azerbaïdjan); 68,5 en Bielorussie, 69 en Lettonie et en Estonie; 70 en Arménie, 71 en Géorgie, 72,5 en Slovaquie, 73 en Albanie et en Pologne, 74 en Lituanie…
[2] Les privatisations ont débuté en 1992.
[3] Cf. Anne-Marie Thiesse et Natalia Chmatko (1999).
[4]L’arrêt des subventions, puis la loi de 1994 de « soutien aux médias et à l’édition », le krach financier de 1998, le rétablissement de la TVA en 2002 : montagnes russes (si l’on ose dire) qui auront transformé l’édition russe d’un statut de vendeur à l’époque soviétique à un statut d’acheteur. Cf. Jean-Christophe Arnold (2002).
[5] En 2014, sa fusion avec AST lui assurait 28% du marché russe.